A propos du corps des sportifs de haut niveau, quel point de vue peut être celui d’un écrivain ? J’ai publié plusieurs romans ou recueils de nouvelles qui se déroulent dans les milieux du sport (le vélo, le foot, un peu la boxe), mais quelle compétence cela me donne-t-il pour parler du corps des athlètes ? Peut-être la compétence paradoxale due à un certain manque d’intelligence.
Pour me faire comprendre, j’évoquerai une expérience que j’ai vécue dans la voiture d’un directeur sportif, pendant une étape du Tour, de St-Etienne à Mende : le jour où Jalabert échappé avait failli faire craquer l’intouchable Miguel Indurain. C’était donc la grande bagarre devant. Or la voiture où j’étais suivait des attardés, loin du peloton. Sur Radio Tour, j’entendais l’épopée de la lutte pour le maillot jaune, et sous les yeux j’avais des coureurs épuisés dont certains allaient abandonner. Quelle meilleure position pour donner envie d’écrire un texte de fiction à partir de là ? C’est-à-dire à partir d’un tout petit bout de la réalité, pas plus. Et, surtout, sans connaître l’ensemble.
Voilà à mon sens le premier intérêt du regard d’un écrivain : ignorer beaucoup de choses. C’est la grande différence avec le travail des journalistes, qui, eux, pendant une étape, savent presque tout. Devant la télévision, ils suivent les échappés, le peloton, les lâchés, ils connaissent les écarts, les classements, et même les avis de certains directeurs sportifs qu’on interroge en direct. L’écrivain, lui, s’il veut capter l’imagination du lecteur, a intérêt à choisir une vision partielle, étroite, presque étriquée : centrée par exemple sur un coureur en perdition, loin du peloton. Rien d’autre. Vision de myope. Non pas tout connaître, tout maîtriser, tout expliquer, mais porter un regard attentif sur une situation précise, limitée, concrète, vécue par un personnage particulier.
En somme, il s’agit de travailler à bout portant, et même à bout touchant.
C’est ainsi, je crois, qu’un écrivain peut se mettre (et de mettre le lecteur), pendant le temps du récit, dans la peau d’un personnage, donc, au besoin, dans la peau d’un sportif de haut niveau.
Reste la grande question : comment se mettre dans la peau d’un athlète ? Comment le sentir de l’intérieur ? Il y a deux réponses.
La première, c’est la documentation. Les interviews de champions, leurs confidences. Les articles de presse. Les romans qui savent de quoi ils parlent quand ils mettent en scène des sportifs. Les discussions directes avec les intéressés. Les rencontres. L’observation sur place, aussi. Bref, tous les moyens d’accumuler des données précises à propos des sensations, des manières, des manies aussi, des superstitions, etc. : mille détails, qui concernent les odeurs, l’alimentation, certaines sensations particulières, etc. En particulier, je crois que l’attention au vocabulaire spécifique d’un sport a une grande importance, parce que c’est « la » manière d’exprimer les expériences essentielles qu’on vit dans telle ou telle activité (le vélo et le rugby sont très riches de ce point de vue, et c’est un plaisir, quand on a le goût des mots, d’utiliser dans un écrit le lexique imagé de ces sports).
Armé de cette documentation, on a des chances de donner un peu de vérité aux personnages de papier qu’on invente et qui pourtant ont l’air vrais. Mais la documentation ne suffit pas. Il faut, à mon sens, y ajouter l’expérience personnelle. C’est-à-dire qu’il vaut mieux avoir pratiqué, au moins un peu, pour se mettre encore mieux « dans la peau » (dans le corps) d’un athlète pendant la durée d’un roman.
Pour ma part, j’ai été un footballeur très amateur (mon seul titre : un championnat de promotion, dans la Loire, avec les vétérans de l’équipe de Manufrance, en FSGT), et je me suis ensuite converti au vélo, que j’ai longtemps pratiqué avec une certaine assiduité. Alors, quand je mets en scène quelque chose qui implique le corps de sportifs de haut niveau, je pars de mes sensations et j’essaie de les forcer, de les exagérer, pour trouver une certaine vérité.
Par exemple, j’ai appris que la morphologie décide du désespoir et du bonheur. Au foot, je me suis fait balancer par des arrières format poids lourd, mais j’ai connu la jouissance de les mettre dans le vent sur terrain gras, où mon centre de gravité plus bas me permettait de jolis contrepieds. A vélo, je me suis fait éparpiller dans la plaine par des cuissus aux reins de taureau et aux fémurs scandaleusement longs, mais dès que la route montait je profitais de mon faible poids et de la longueur de mon souffle pour les larguer sans trop de peine. En sport, on perçoit le monde à partir de son corps : il donne la mesure du monde.
J’ai aussi connu les mystères de la forme. Certains jours, à vélo, j’ai presque cru que la pesanteur n’existait plus tant j’étais facile dans les bosses. Je dansais. Mais d’autres jours, alors que je me croyais en pleine bourre, j’avais des socquettes de plomb. Pareil au foot, selon que j’avais des poumons et de la pêche, ou ni l’un ni l’autre – et toujours pour des raisons imprévisibles et incompréhensibles. J’ai ainsi appris qu’en matière de forme, le corps n’en fait qu’à sa tête, et qu’il a la tête dure.
J’ai rencontré également quelques états de détresse. Par exemple des fringales mémorables, où je ne reconnaissait plus mon propre corps : il n’était pas là où je croyais le trouver. Je me retrouvais étranger à moi-même. Et puis, il y a la détresse de l’impuissance : vous êtes dans la roue de quelqu’un, en montagne, et il vous prend 15 cm, 30, bientôt 50. Vous recollez. Vous tenez le coup. Pas pour longtemps. Le trou se reforme. Vous donnez tout. Peine perdue : l’écart est irrémédiable, et vous avez très clairement conscience que votre corps n’est pas là pour vous obéir. Il vous enferme dans des limites très courtes, très dures, et vous devez accepter cette prison.
Mais parfois une porte s’entrouvre. Vous êtes, disons, au premier tiers d’un col, et soudain vous apercevez devant vous, au bout d’une ligne droite, un autre cycliste. Si vous ne l’avez pas vu avant, c’est qu’il va un peu moins vite que vous, n’est-ce pas ? Alors, tout cyclotouriste paisible que vous soyez, vous le prenez en ligne de mire et vous essayez de le rejoindre, sans vous mettre dans le rouge, en calculant votre effort, et si vous le rejoignez, vous n’avez plus qu’une idée en tête : voir si vous pourriez le larguer, très gentiment bien sûr, avant le sommet. Quelquefois, vous vous mettez minable pour réaliser ce très mince exploit. Mais vous éprouvez à ce moment que votre corps, lorsqu’il atteint ses limites, est une source d’euphorie. A cause de l’endorphine sécrétée, sans doute, mais aussi à cause d’un sentiment de plénitude et d’accomplissement. Votre corps exulte, c’est tout. Il n’est donc pas bête du tout, ce corps, puisqu’il peut vous ouvrir la porte d’un bonheur très étonnant.
Et voilà un point décisif pour ce que je veux dire : le rôle de la compétition dans l’épreuve du corps.
Ici, je m’inscris en faux contre certains moralistes qui critiquent la compétition : elle conduirait, selon eux, à l’agressivité, à l’hostilité, à la méchanceté, voire à la haine de l’autre. Mieux vaudrait le simple exercice physique, même poussé, mais exempt de toute confrontation. Leur position est certes généreuse, mais je suis persuadé qu’ils ont tort : on n’éprouve vraiment le corps sportif que dans le défi.
Je ne parle pas ici d’excès, de forçage (comme on dit pour des plantes). Je parle seulement de ces moments où l’obligation de se battre contre un adversaire, voire contre soi-même, nous place devant la vérité ultime du corps. Là, il n’est plus question de faire semblant, ou de se contenter de qu’on a. Il faut aller plus loin. Se dépasser. Ce n’est que dans ces conditions qu’on rencontre la jouissance d’exploiter la belle ressource qu’est le corps, et d’en découvrir les pouvoirs. La compétition pousse le corps aux aveux.
Or l’épreuve de la confrontation avec un adversaire est toujours une aventure. Donc un récit.
Voilà où je voulais en venir : entrer en compétition, c’est entrer dans une histoire de type romanesque. Qui va gagner, qui va perdre ? Et comment ? Toute compétition est vécue comme une scène dramatique : un conflit, un affrontement, une résolution. Sur cette scène, le corps a le premier rôle.
Prenons par exemple les « mano a mano » : un récit à l’état pur. Anquetil-Poulidor au Puy-de-Dôme ? Mais c’est Roland et son cousin luttant pour les yeux de la belle Aude, dans Victor Hugo. « Il dit et déracine un chêne… » Il y a de l’épopée là-dedans. Et de la poésie.
Et l’énergie du désespoir, donc. On se rappelle le match St-Etienne – Kiev, et Rocheteau à bout de forces, au bord des crampes, et qui trouve malgré l’épuisement un dernier bout de force pour lancer la jambe et marquer le 3ème but. Les cyclistes emploient souvent cette belle expression : grimper « au courage », c’est-à-dire en poussant son corps plus loin qu’il ne le peut, parce que le récit où l’on est pris exige qu’on aille au bout. Idem pour une équipe de foot réduite à 10, et qui alors joue presque mieux qu’à 11, parce qu’elle fonctionne sur la narration d’une rage et d’une révolte.
En revanche, le corps semble se retirer de lui-même, malgré la volonté, lorsque le roman vécu n’est plus une belle histoire : voir ces coureurs de fond ou de demi-fond, en tête encore à 200 m de la ligne, et qui, lorsqu’ils se voient dépassés par un adversaire, ne luttent même plus pour la deuxième place et terminent assez loin du podium, comme si leur corps trouvait que le récit ne vaut plus la peine. Inversement, nous savons tous combien le port du maillot jaune peut décupler les forces d’un coureur moyen : son corps va chercher des réserves inaccessibles jusqu’ici, parce que, cette fois-ci, le roman qu’il vit vaut la peine dépensée pour le vivre.
Le besoin d’être à la hauteur de l’aventure racontée dans l’épreuve sportive est tel qu’on accepte la douleur. Mieux : qu’on accepte d’aller à sa rencontre. En termes sportifs, c’est la différence essentielle entre « avoir mal », situation qui pousse l’amateur à renoncer, et « se faire mal », volonté qui pousse le sportif à se dépasser.
Pour confirmer ce que j’avance, deux ou trois remarques. La première à propos de l’entraînement. C’est un travail fastidieux, dénué de charme, parfois difficilement supportable (un coureur me disait qu’il se « débranchait la tête » pendant ces sorties-là) et souvent épuisant, alors qu’en compétition un effort bien plus grand ne fatigue pas autant le corps. Comme on dit en foot, une équipe qui gagne se fatigue moins que celle qui perd. C’est que la chronique de la compétition emporte le corps.
Je pense aussi à ces confidences de champions qui viennent de se retirer, et à qui on demande pourquoi ils ne s’entraînent plus, alors que leur corps doit sans doute demander encore sa ration habituelle d’efforts. C’est que, disent-ils, je compare mes temps à ceux que je faisais quand j’étais dans le grand bain, et que c’est décourageant. En somme, leur corps ne suit plus parce qu’il n’a plus à raconter de belles histoires.
Enfin, je pense à ce que racontent volontiers les anciens champions retirés : pour peu qu’on les écoute, ils évoquent leur carrière à coups d’anecdotes savoureuses qui sont comme de parfaites nouvelles littéraires.
Voilà donc me semble-t-il le point où se rencontrent l’écrivain et le grand sportif : ce dernier vit dans et par son corps le roman que le premier tente d’écrire.
C’est pourquoi le corps est plus qu’un instrument docile – ou alors c’est un instrument au sens que donnent à ce mot les musiciens virtuoses, qui savent que leur violon, ou leur piano, n’est pas fait pour jouer des ritournelles à deux sous, mais pour célébrer certains morceaux et certains compositeurs.
Et comme chez ces virtuoses qui portent une extrême attention aux plus légers signes décelés dans leur instrument, ce qui frappe l’observateur, c’est l’attention portée par les sportifs à leur corps. Ils l’écoutent en permanence. Ils le connaissent dans les détails, s’alarment de la plus légère tension, du moindre relâchement, attentifs à des soupçons de faiblesse qu’ils situent exactement, et qu’ils préviennent en se retirant avant la blessure – sauf si le roman de la compétition dans lequel ils sont plongés les conduit à tout risquer sur cette épreuve parce que le récit (les Jeux Olympiques par exemple) est trop puissant pour qu’on n’y risque pas tout.
Alors, au maximum de l’effort, le corps peut se retrouver finalement au-delà de lui-même. Là, le sportif découvre des sensations qu’il ne rencontre jamais en-deçà de cette limite. Il s’avance dans des territoires inconnus, il affronte des régions inexplorées. Il pénètre dans le monde mystérieux du récit sublime.
Disons-le tout net : les sportifs dopés ne connaissent pas cet univers. Parce que le dopage les enferme dans un monde connu et balisé. Quand ils passent la ligne au sommet d’un Tourmalet où ils ont poussé des pointes à plus de 30 à l’heure, ils ne sont pas essoufflés, creusés, vidés. Ils n’ont rencontré qu’eux-mêmes, transformés en machine à rouler.
Mais celui qui fait confiance aux seules ressources de son corps, et qui est allé chercher au fond de ce corps des gisements d’énergie encore insoupçonnées, et qui a osé dialoguer avec ce qu’il découvrait là, celui-ci pénètre dans un monde inconnu. Certes, l’endorphine, l’adrénaline et d’autres substances doivent y avoir leur part. Mais il y a autre chose. Peut-être plus qu’une euphorie. La découverte d’une sorte de mystère dont il est très difficile de parler.
Certaines défaites procurent ce sentiment. Greg LeMond, lors de son dernier Tour, dans lequel il avait beaucoup souffert, avait évoqué avec une belle intelligence cette expérience étonnante.
Mais je voudrais plutôt terminer avec une histoire douce racontée par Fournel, dans une nouvelle des « Athlètes dans leur tête ». Il parle d’un coureur, catalogué sprinter et donc abonné au gruppetto dans la montagne, qui cependant, simplement parce qu’il est dans un très bon jour, et sans que qui que ce soit ne le remarque parce qu’il est relégué dans l’anonymat des coureurs sans réputation, qui s’éparpillent sur la pente, grimpe l’Alpe d’Huez dans les temps des tout meilleurs du peloton, et découvre en montant l’immense bonheur d’être parfaitement, exactement, souverainement dans sa peau.
C’est un joli récit, tendre et juste, et comment mieux terminer cette communication qu’en mêlant ainsi le sport et la littérature ? Merci.
« Jean-Noel BLANC »